Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
Ce que la criticométrie nous apprend sur la réception des écrivains et de leurs œuvres: de Confucius à Djebar, de Dante à Lispector
Carolina Ferrer  1@  
1 : Université du Québec à Montréal  (UQAM)  -  Site web
Université du Québec à Montréal CP 8888, succursale Centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8 -  Canada

L'année 2017, en nous basant, d'une façon générale, sur l'analyse systémique introduite dans les sciences sociales par Niklas Luhmann (2000) et Immanuel Wallerstein (2004) et, plus particulièrement, sur le concept de champ littéraire développé par Pierre Bourdieu (1992 ; 1997), ainsi que sur la théorie des polysystèmes proposée par Itamar Even-Zohar (1990), nous avons inauguré un chantier de recherche dans le but de cartographier la littérature mondiale.

Selon Pierre Bourdieu, « le monde social moderne se décompose en une multitude de microcosmes, les champs, dont chacun possède des enjeux, des objets et des intérêts spécifiques (champ littéraire, scientifique, politique, universitaire, juridique, des entreprises, religieux, journalistique) » (Bourdieu, 1997, p. 119). De plus, il est pertinent de rappeler, toujours selon le sociologue français, qu'il existe des liens qui se forment, non seulement entre les auteurs, mais aussi par rapport aux agents et aux institutions qui constituent le champ (Bourdieu et Wacquant, 1997, p. 72). En ce sens, la configuration des champs se caractérise par des relations complexes entre ces différentes composantes.

Par ailleurs, les interactions entre les différentes littératures nationales constituent aussi des phénomènes complexes. Afin de mieux les comprendre, nous utilisons les études polysystémiques développées par Even-Zohar. En suivant le sémiologue israélien, nous retiendrons que le terme « système » renvoie ici à des relations fonctionnelles ayant pour but l'élaboration d'hypothèses sur les phénomènes à l'étude. Ainsi, le système littéraire est défini comme « [t]he network of relations that is hypothesized to obtain a number of activities called ‘literary,' and consequently these activities themselves observed via that network » (Even-Zohar, 1990, p. 28). Dans cette ligne de pensée, s'éloignant de la plupart des études de littérature comparée, Even-Zohar déclare sa surprise, voire son indignation, concernant l'état lacunaire des études sur les interférences littéraires. Il affirme :

This reluctance to deal with certain basic questions is indeed incomprehensible when compared to any other field of knowledge. Such basic questions are, for instance: what is interference for, why does it emerge, what are its main features, how does it work, when and under what conditions may it emerge, function for some longer time, and decline? It is inconceivable that such questions should be deliberately ignored just because people are skeptical about the accessibility of adequate answers. (Even-Zohar, 1990, p. 53)

Dans l'élaboration de sa théorie, un aspect central est donc la formulation d'hypothèses dans le but de dégager des lois d'interférence littéraire. En particulier, nous nous pencherons sur les lois d'interférence littéraire en examinant les dimensions géopolitique et linguistique des systèmes et sous-systèmes littéraires.

Comme annoncé, nous inscrivons cette étude dans le cadre des recherches empiriques. À ce sujet, concernant la théorie systémique, nous remarquons que, comme le souligne Kees van Rees :

System theoreticians usually focus on theoretical and philosophical discussions involving the exegesis of what the founders, such as Bourdieu and Luhmann, have meant by their concepts and propositions on the one hand and the adaptation of certain propositions on the other. Despite system theoreticians' claims to understand the meaning of “model” as a set of hypothesis, they keep aloof from emprirical research aimed at testing specific hypothesis (van Rees, 1997, p. 91).

Justement, un de nos objectifs sera d'articuler des concepts théoriques avec la recherche empirique. Pour y parvenir, nous employons l'approche méthodologique de la criticométrie (Ferrer, 2011).

La criticométrie

Initialement développée par Price (1963), la scientométrie doit son existence aux instruments mis au point par Eugene Garfield (2005), fondateur de l'Institute for Scientific Information, connu sous le nom de Thomson ISI pendant plusieurs années et récemment devenu Clarivate. L'objectif de la scientométrie est de mesurer et d'analyser l'activité dans les sciences et la technologie. Par analogie, nous avons appelé notre approche la criticométrie, puisqu'elle a pour objectif de mesurer et d'analyser l'activité critique en arts, et plus particulièrement en littérature. La méthode ici proposée correspond à l'adéquation des indicateurs scientométriques à la réalité des bases de données utilisées en sciences humaines et en arts.

Il existe deux catégories d'indicateurs. Ceux de la première catégorie reçoivent le nom d'indicateurs descriptifs ou d'indicateurs d'activité: dénombrement des articles; dénombrement des citations,; dénombrement des brevets. Ceux de la seconde catégorie sont les indicateurs relationnels: co-signatures, co-citations, mots associés, facteur d'impact. « Les premiers fournissent des données sur le volume et l'impact des activités de recherche, tandis que les seconds recherchent les liens et les interactions entre chercheurs et domaines, de manière à décrire les contenus des activités et leur évolution » (Callon et al, 1993, p.39). Les indicateurs peuvent être mesurés à plusieurs niveaux d'agrégation : chercheurs, groupe de recherche, institut, pays, discipline.

Le plus simple des indicateurs descriptifs est le dénombrement des publications ou des brevets. Un autre indicateur descriptif est le dénombrement des citations. Celui-ci correspond au nombre de fois qu'un texte est cité dans une autre publication. Supposément, cet indicateur signale la qualité d'une publication. Cependant, cet argument a été longuement débattu et il en résulte qu'il est préférable de le considérer comme un indicateur de visibilité. De plus : « Des investigations encore plus fines peuvent être tentées en retournant aux contextes de citation de manière à faire ressortir la transformation ou la confirmation des énoncés, les transferts et les emprunts de techniques expérimentales » (Callon et al, 1993, p.60). À son tour, le plus simple des indicateurs relationnels est la cosignature de publications. Un des problèmes que pose cet indicateur est la différence d'habitudes de publication dans les différentes disciplines.

Afin de pallier les défaillances de l'indicateur des citations, Henri Small (1973) a créé celui des cocitations. Il s'agit de comptabiliser le nombre de fois où deux citations apparaissent simultanément dans les articles. Cette coïncidence de références signalerait un lien plus étroit entre les documents qui les contiennent. Une autre méthode pour remédier les problèmes de l'indicateur des citations a été créée par Michel Callon. Plutôt que s'intéresser aux références, il propose la comptabilisation des co-occurrences de mots contenus dans les documents. « Plus les mots co-occurrent fréquemment dans des textes différents et plus les problèmes de recherche et les connexions entre ces problèmes se renforcent » (Callon et al, 1993, p.81).

Alors que l'indicateur des cocitations permet l'obtention d'un réseau d'auteurs, celui des co-occurrences se traduit en un réseau de mots associés dont la force dépend du nombre de co-occurrences dans les différents documents. Cependant, comme le souligne Loett Leydesdorff (1998), l'utilisation des mots-clés est de nature très variée, ce qui, selon l'auteur, rend préférable l'utilisation de l'analyse des citations pour étudier l'évolution de la science.

Le facteur d'impact est un indicateur qui porte sur les périodiques (Vinkler, 2004). Développé par le ISI dans le Journal of Citation Reports, le facteur d'impact correspond au « nombre de citations de tout type d'articles, sur 2 ans, concernant le premier auteur, divisé par le nombre d'articles édités à l'exception des éditoriaux, lettres, résumés de congrès » (Devaux, 2002).

Dans le cas de la criticométrie, nous retiendrons le point de vue de Kees van Rees, selon qui : « A reliable indicator of the quality attributed to a work of art is permanent and intensive attention –in the form of (spoken or written) discourses » (van Rees, 1997, p. 93).

Dans le cadre d'une publication critique, l'écrivain et l'œuvre littéraire analysés sont des objets d'étude pour l'auteur du document en question. En suivant van Rees, la référence critique constitue une reconnaissance de l'écrivain de la part du critique, alors que son texte établit une relation discursive avec l'œuvre analysée.

Par rapport aux écrivains qui sont cocités dans une publication critique, ceux-ci peuvent entretenir une relation de prédécesseur/successeur ou contemporains. Dans tous les cas, ce sont des écrivains que le critique veut comparer en fonction d'une certaine thématique ou approche. Il en va de même pour les ouvrages cocités : ces textes sont l'objet d'une analyse comparée. De plus, les ouvrages littéraires cocités peuvent entretenir des relations que, en suivant Genette (1982), nous appellerons transtextuelles.

Ainsi, grâce à la criticométrie, nous mettrons au profit l'essor du numérique et des données massives ou big data (Boyd and Crawford 2012; Mayer-Schönberger and Cukier 2013) et nous montrerons que cette disponibilité d'information, auparavant inimaginable, peut contribuer à l'avancement de la connaissance du champ littéraire. Dans ce cas précis, nous analyserons la réception critique des écrivains et de leurs œuvres en exploitant plus de deux millions de références, qui sont le résultat d'une communauté de chercheurs du monde entier. Par conséquent, cette étude s'appuie sur la loi des grands nombres.

La réception critique des écrivains

Afin d'obtenir les références des 212 littératures nationales qui correspondent aux nations identifiées par les Nations Unies, nous avons interrogé la plus importante base littéraire, la Modern Language Association International Bibliography, que désormais nous appellerons MLAIB. Cette base contient plus de 2,8 millions de références et couvre plus de 160 ans de publications effectuées par la communauté académique internationale. Plusieurs types de documents y sont répertoriés : articles, monographies, livres de recueils, chapitres de livres, éditoriaux, thèses. Cependant, dans cette recherche, nous avons omis les thèses, car elles sont restreintes essentiellement à celles des États-Unis, ce qui biaiserait les données. Les références par littérature nationale ont été obtenues en utilisant les termes « littérature espagnole », « littérature française », « littérature belge », et ainsi de suite, dans le champ « littérature nationale » de MLAIB. La période couverte par les publications critiques est de 1850 à 2016. L'échantillon contient plus de 1,6 million de références.

Nos premières analyses des résultats obtenus nous ont permis d'observer que :

les études littéraires se concentrent sur un nombre restreint de littératures nationales : celle des États-Unis et celles d'un petit groupe de nations européennes. Ce constat est confirmé lorsque nous observons la place prépondérante qu'occupent certains écrivains et œuvres en tant qu'objets d'étude, eux aussi majoritairement européens (Ferrer, 2018, p. 94).

Par ailleurs, nous avons identifié 1 110 écrivains qui cumulent au moins 1 % de la bibliographie critique sur leur littérature d'appartenance.

Dans la recherche ici proposée, nous étudierons la réception critique d'un sous-ensemble d'écrivains, que nous avons choisis de façon à atteindre une plus grande diversité continentale, linguistique et de genre. Nous présenterons au cours du colloque la liste des 20 écrivains sélectionnés, qui appartiennent à 20 littératures nationales différentes.

Du point de vue continental, 6 écrivains s'inscrivent en Europe, 4 dans les Amériques, 4 en Asie, 4 en Afrique et 2 en Océanie. Concernant les langues d'expression des écrivains, il y en a 11. Par rapport au genre, l'échantillon est composé de 14 hommes et de 6 femmes. Finalement, les périodes de vie des écrivains s'étendent du 6e siècle av. J.-C. au 21e siècle.

Chaque écrivain sélectionné sera analysé, dans un premier temps, de façon individuelle afin de montrer la place qu'il occupe au niveau de sa littérature nationale d'appartenance. Nous allons aussi identifier le nombre d'études qui portent sur leurs œuvres. Par rapport à la réception internationale, nous déterminerons les langues et les lieux de diffusion de la critique. Dans un deuxième temps, nous analyserons les cocitations des écrivains sélectionnés, afin d'établir les réseaux dans lesquels ils s'inscrivent, notamment du point de vue national, continental et générique. Ainsi, pour chacun de ces différents niveaux d'analyse, nous allons élaborer des indicateurs descriptifs et relationnels.

À travers cette recherche, nous espérons montrer, d'une part, la pertinence d'étudier la littérature en nous basant sur une approche systémique capable de mettre en lumière les relations qui existent entre les écrivains, les œuvres, les langues et les littératures nationales. D'autre part, nous voulons faire ressortir l'importance d'étudier la littérature de façon empirique, notamment en exploitant les données et les métadonnées disponibles depuis l'avènement du numérique, et en introduisant des méthodes quantitatives, telles que la criticométrie, dans notre discipline.

 

Références

Bourdieu, Pierre et Loïc JD Wacquant. Réponses. Pour une anthropologie réflexive. Paris : Seuil, 1992.

Bourdieu, Pierre, Méthodes pascaliennes. Paris : Seuil, 1997.

Bourdieu, Pierre. Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil, 1992.

Boyd, Danah, and Kate Crawford. « Critical Questions for Big Data Provocations for a Cultural, Technological, and Scholarly Phenomenon », Information Communication & Society 15.5 (2012) : 662-79.

Callon, Michel, Jean-Pierre Courtial et Hervé Penan. La Scientométrie. Que Sais-Je ? 2727. Paris : Presses universitaires de France, 1993.

Clarivate. https://clarivate.com

Devaux, Valérie. « Veille. L'évaluation de la Recherche », 2002. Dossiers de synthèse documentaire. CNRS-INIST2007. http://veille.inist.fr/.

Even-Zohar, Itamar. « Polysystem Theory. » Poetics Today 11 (1990): 1-268.

Ferrer, Carolina. « Les études littéraires à l'ère de la mondialisation : traces et trajets au prisme des nouveaux observables numériques », Zizanie 2.1 (2018) : 76-101.

Ferrer, Carolina. « El boom hispanoamericano: del texto a la pantalla » In Nuevas aproximaciones al cine hispánico : Migraciones temporales, textuales y étnicas en el bicentenario de las independencias iberoamericanas (1810-2010), Barcelona : Promociones y Publicaciones Universitarias, 2011, 79-101.

Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982.

Leydesdorff, Loet. « Theories of Citation? » Scientometrics 43.1 (1998) : 5-25.

Luhmann, Niklas. Art As A Social System. Stanford : Stanford University Press, 2000.

Mayer-Schönberger, Viktor and Kenneth Cukier. Big data. A revolution that will transform how we live, work, and think. Boston and New York: Houghton Mifflin Harcourt, 2013.

Modern Language Association International Bibliography. www.mla.org

Price, Derek de Solla. Little Science, Big Science. New York, Columbia University Press, 1963.

Small, Henry. “Co-citation in the Scientific Literature: A New Measure of the Relationship Between Two Documents.” Journal of the American Society for Information Science 24 (1973): 265-269.

Thomson Reuters Web of Knowledge. http://www.isiwebofknowledge.com/

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Van Rees, Kees. “Modelling the Literary Field: From System-Theoretical Speculation to Empirical Testings.” Canadian Review of Comparative Literature/Revue Canadienne de Littérature Comparée, March/mars (1997) : 91-101.

Vinkler, Peter. “Characterization of the Impact of Sets of Scientific Papers: The Garfield (Impact) Factor.” Journal of the American Society for Information Science and Technology 55.5 (2004): 431-435.

Wallerstein, Immanuel. World Systems Analysis: An Introduction. Durham : Duke University Press, 2004.


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