Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
Usages de la textométrie en histoire de la philosophie
Anatole Lucet  1@  
1 : Triangle : action, discours, pensée politique et économique  (TRIANGLE)  -  Site web
École Normale Supérieure - Lyon, Université Lumière - Lyon 2, Université Jean Monnet [Saint-Etienne], Institut d'Études Politiques [IEP] - Lyon, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5206
15, parvis René-Descartes - BP 7000 69342 LYON CEDEX 07 -  France

Un corpus de trois millions de mots : plusieurs centaines d'articles, quelques ouvrages théoriques, plusieurs romans et nouvelles, de nombreuses traductions, une imposante correspondance. C'est l'œuvre foisonnante laissée par le philosophe allemand Gustav Landauer (1870-1919) en trente années d'activité de plume. En quoi les outils numériques peuvent-ils nous aider à appréhender un tel corpus ?

Marqué par les mystiques médiévaux, les auteurs romantiques allemands et le scepticisme linguistique, le philosophe s'efforça de trouver une parole qui parvienne à dire le monde – et le transformer – sans l'enfermer dans un système de lois rigides, y compris linguistiques. Ce penseur de la communauté fut un adversaire résolu du socialisme scientifique prôné par les marxistes de son temps ; c'est à ce titre qu'il élabora une pensée qui, par sa forme comme par son contenu, se dérobait face aux tentatives de systématisation. Privilégiant une parole vivante, mouvante et non systématique, il refusa catégoriquement de donner une formalisation scientifique à sa pensée. La conséquence de ce refus : un manque criant de définitions, d'énoncés et de propositions stables, ainsi qu'un sentiment de confusion pour les lecteurs accoutumés à une exposition plus géométrique des thèses philosophiques.

En effet, l'auteur qui tournait en dérision les analyses scientifiques de la liberté humaine n'a pas laissé apparentes les chevilles qui structuraient sa pensée, préférant l'effectivité de la suggestion au formalisme de l'argumentation. Pour retrouver les définitions qui font la cohérence de sa pensée, il est donc nécessaire de s'immerger dans la profusion de ses petits écrits : près d'un millier d'articles, deux fois plus de lettres. Il s'agit en effet de retrouver, disséminés sur plus de trente ans d'écriture, le sens des concepts-clefs de la pensée d'un auteur. C'est à ce stade que le recours à l'analyse textométrique permet non seulement de retracer l'usage d'un concept à travers les différentes périodes de son activité rédactionnelle, mais également de synthétiser des définitions lorsque celles-ci font défaut.

Cette étude permet de reconstituer la définition de l'une des notions nodales de l'œuvre de Gustav Landauer : le terme « esprit (Geist) », accompagné de ses multiples dérivés. Cette notion, dont l'histoire est très dense au sein de la tradition philosophique allemande, fait ici l'objet d'une analyse essentiellement internaliste à l'aide d'outils d'analyse textométrique. En effet, si la singularité et l'importance – quantitative, mais également conceptuelle – de cette notion chez Landauer a bien été relevée par les commentateurs jusqu'ici, aucune définition complète n'a encore été proposée. Cet exposé propose de retracer les étapes de cette élaboration conceptuelle, de manière à présenter les clefs – notamment philologiques – qui ont permis de restituer la cohérence d'un système de pensée construit à l'encontre de toute systématisation. L'étude statistique des occurrences de la notion de Geist, de son environnement sémantique et des évolutions structurant son usage permettront d'aboutir à une compréhension précise, fondée sur le texte dans sa complexité et sa globalité, d'un terme à l'interprétation délicate. Ce travail offre une occasion de discuter de la pertinence et des limites épistémologiques d'une analyse textométrique en histoire de la philosophie.


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