Participants: Laurélenn Brière (éditrice scolaire et conceptrice pédagogique), Alina Nastase Gonzalez (enseignante-chercheuse en didactique de la littérature) Olivier Dobremel - Dobbs (auteur scénariste), Jean-Sébastien Macke (ingénieur d'études)

Modérateur: Alina Nastase Gonzalez (enseignante-chercheuse en didactique de la littérature)

C'est tout d'abord une connexion humaine et réflexive que nous visons à assurer le temps de cette table ronde réunissant quatre intervenants de domaines artistiques et de recherche différents. Mais aussi une synergie entre les usages multiples des bases de données textuelles relatives à un auteur : tous ces projets ont en ligne de mire la visualisation et la diffusion de la matière littéraire sous des aspects numériques hétérogènes, sur le plan de la genèse et/ou de la lecture (scolaire ou grand public).

Présentation succincte de chaque représentant et de l'émergence de son projet:

• En 2017 par Alina Nastase Gonzalez, ATER à l'INSPÉ de Caen et chercheuse en didactique de la littérature, lance, dans l'Académie de Poitiers, le projet d'une adaptation de La Bête humaine en jeu vidéo 2D à usage pédagogique. Quelques années plus tard, le dispositif didactique de cette recherche-action atteint sa forme provisoire de prototype test sur Unity, suite au travail de conception et de programmation réalisé par un étudiant de l'IUT Métiers du jeu vidéo de Bobigny, entre mai et août 2020. Né d'une passion pour l'œuvre de Zola, ce jeu vidéo pédagogique est mis au service de la recherche en didactique comme outil de visualisation de données textuelles et génétiques et moyen ludique d'incitation à la lecture des œuvres patrimoniales. 

• En 2018, voit le jour la bande dessinée La Bête humaine, d'après le roman d'Émile Zola, par l'auteur scénariste Dobbs, de son vrai nom, Olivier Dobremel (avec Germano Giorgiani au dessin). Ce sociologue de formation, enseignant d'histoire du cinéma et de la bande dessinée à l'université Montpellier III et dans d'autres écoles supérieures, dit avoir répondu à une commande de son éditeur Hachette, intéressé de proposer plusieurs adaptations littéraires. Le scénariste se penche alors sur La Bête humaine comme premier roman noir, mettant en avant plan le point de vue du criminel, choix subjectifs, influencés par son passé en criminologie et son attrait pour le réalisme. 

• Depuis 2017, Laurélenn Brière, actuellement éditrice dans le milieu scolaire (réalisation de manuels, cahiers d'exercices et d'ouvrages parascolaires LSH pour le collège et le lycée) et conceptrice pédagogique pour la LaPsyDÉ Labschool de l'universitaire (Université de Paris), s'intéresse à la pédagogie numérique et aux possibilités qu'offrent les langages XML et HTML. Elle envisage alors de concevoir une édition enrichie du roman L'Oeuvre, pas comme les autres, sous la forme d'un site internet. 

• Jean-Sébastien Macke, ingénieur d'études à l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM/CNRS-ENS), depuis 2016, participe aux activités de l'équipe « Supports et tracés » qui travaille à l'analyse codicologique (papiers, encres, filigranes) des manuscrits du 18e au 21e siècle. Il poursuit également, au sein de l'ITEM, sa collaboration avec l'équipe Zola, en développant le projet ArchiZ et en mettant en œuvre un nouveau projet d'édition numérique de la correspondance générale d'Émile Zola. 

Nous espérons ainsi consolider un ensemble systémique de pensées et d'actions convergentes, pivoté depuis son épicentre, par ses forces centrifuges et concentriques créant ainsi une tension positive dont nous analyserons les effets sur comportement lectorial « du public », dans un contexte de transmission numérique et multimédiale. Une tension crée par les technologies numériques à l'oeuvre dans la conception de ces artefact zoliens présentés ici: les archives numériques de Zola (ITEM), le roman La Bête humaine en jeu vidéo 2D pédagogique et en bande dessinée, le roman L'OEuvre en version site internet.

Prenons alors l'objet littéraire, l'œuvre zolienne, et faisons-la tourner comme cette « étrange toupie » (Sartre, 1948:16) qui n'existe qu'en mouvement lors de la lecture et qui ne dure que le temps de celle-ci. Cette force centrifuge du mouvement serait l'impulsion donnée par le chercheur en didactique, exprimant l'essence littéraire de l'objet qui l'occupe. Imaginons ensuite des bouts de matière projetés vers l'extérieur et attrapés dans la trajectoire de ces multiples cercles concentriques qui définissent le champ d'action des différents domaines invités à collaborer autour de cette table ronde. Un mouvement oscillatoire d'adaptation commence alors, pour harmoniser la rotation en faisant converger leurs objets spécifiques préalablement modifiés, à nouveau vers le centre. Qu'advient-il à la fin de ce tournoiement du texte littéraire dans les diverses orbites? En modulant sa forme de représentation, dans quelle mesure arrive-t-on à préserver sa substance? 

Les échanges montreront peut-être, par le biais des particularités de chaque milieu, à quel point il demeure essentiel pour la didacticienne - dans une approche transversale - d'adopter la posture du « didacticien gyrovague » (Chevallard, 2016:40), sans affiliation disciplinaire connue, dispensé de « montrer ses papiers » (Biagioli, 2014), qui sort de son univers spécifique pour aller vers des domaines dont il ne maîtrise pas les contenus mais dont il se servira naturellement pour atteindre les objectifs fixés. Cette méta-approche, anthropologique, des différents champs d'analyse trouve sa légitimité dans l'amplitude de l'espace de circulation et de transmission du patrimoine littéraire à l'ère de la numérosphère, ou de l'hypersphère (Louise Merzeau: référence?). En définitive, ce sera une belle opportunité pour chacun.e d'entre nous d'adopter, face à l'oeuvre colossale et moderne de Zola, ce point de vue élargi, participant à la redéfinition de la lecture littéraire patrimoniale et des ses pratiques dans le champ scolaire et extra-scolaire, grâce à l'utilisation d'un corpus de données numériques. 

Ainsi, une autre approche, médiologique (Dubray, 2000), de la transmission culturelle, techniquement déterminée par les moyens de transports adaptés à chaque médiasphère - chapeaute les dimensions spécifiques de chacun de ces projets autour de plusieurs axes.

En premier lieu, 

- afin d'interroger et d'éclairer le processus de réception sous l'aspect de sa diffusion / valorisation et de réception lectoriale (novice ou experte), nous nous proposons de scruter ici l'horizon de ces formes transmédiales actuelles (BD, jeu vidéo, site internet, corpus numériques) - objets sémiotiques secondaires (Louichon, 2015) - et de mettre en orbite les données numériques inhérentes à leur création.

Tout comme les différentes médiasphères s'étayent, s'imbriquent et se restructurent sous la domination de la dernière venue, la moins coûteuse ou la plus efficace, les approches d'analyse, de création et de transmission des romans, des avant-textes et des documents inédits de Zola cherchent à faire corps commun à l'aune de cette rencontre. Dévié depuis longtemps de son orbite graphosphérique (Debray, 2010) par des pratiques d'usage et de consommation culturelles renouvelées, le texte et les avants-textes de Zola, subissent et profitent d'un double phénomène d'actualisation: ses adaptations transmédiales et sa diffusion numérique à grande échelle. À partir de là, l'enjeu des différés acteurs réunis par cette contribution, peut apparaître comme étant l'harmonisation d'un regard éduqué et informé (en amont) sur la morphogenèse des données (Moretti, etc.) réfléchissant à la facilitation des regards lambda (utilisateurs lecteurs et public scolaire) sur le texte zolien ainsi modifié. 

En deuxième lieu, 

• notre rôle commun pourrait alors devenir celui de fixer un point de convergence de nos actions respectives sur le texte original, à savoir, l'interface comme espace de visualisation de ces données mobilisées, à des degrés différents d'opacité. Il nous revient donc d'embrasser les interfaces polymorphes de nos réalisations d'un même regard afin de pouvoir interroger d'une voix plurielle la lecture de l'œuvre de Zola que nous entendons inscrire dans la circulation des usages actuels, en direction des publics visés, plus ou moins experts. 

Ceci nous contraint donc à prêter une attention particulière aux avant-textes, aux textes documentaires de nos recherches, mobilisés dans nos entreprises d'adaptation. Nous pourrons ainsi mettre en exergue l'espace génétique de nos productions transmédiales dans ses aspects plus techniques de structuration et d'agencement des données, recueillies, crées et réfléchies pour les nouveaux besoins des usagers. 

Questionnements: 

Si dans le cadre large du questionnement offert par l'appel à communication: il serait donc intéressant de s'interroger sur la place de l'herméneutique génétique dans ces travaux et projets, sur les progrès possibles dans le domaine de la visualisation des processus de création et sur les perspectives scientifiques de la génétique en tant que « science des processus » (De Biasi, 2017), d'autres problématiques, plus spécifiques à nos objets de recherche semblent intéressantes à formuler: 

• dans quelle mesure le jeu pourrait être envisagé comme solution technologique de visualisation, de scénarisation, d'exploitation et de production de connaissances sur les corpus numérisés? L'univers du jeu élargit en amont, le champ d'action du lecteur - programmeur en l'incitant à avoir la parole efficace pour aménager des effets lors du codage informatique du texte; en aval, celui du lecteur - joueur en le poussant vers le hors texte, plus précisément vers les avant-textes. L'expérimentation pédagogique du prototype test favorisera la manipulation des ressources numériques implémentées dans l'infrastructure du jeu et conduira le chercheur en didactique à repérer l'impact de l'artefact numérique sur les stratégies de lecture. Enfin, le développement du jeu La bête humaine correspond au désir d'intégrer l'artefact numérique dans la conceptualisation des parcours de lecture vecteurs de communication scientifique. L'usage spécialiste et spécialisé des outils et méthodes dans la fouille de données en amont, lors de la phase de conception du jeu, prépare le terrain d'exploitation sous une forme simplifiée, à destination d'usages moins experts;

• l'adaptation du même roman en bande dessinée, peut être perçue elle aussi, comme un acte éditorial et créatif de sauvegarde d'une oeuvre patrimoniale nous définissant tous et générant, face à l'oubli, ce sentiment de perte collective. Il tiendra à coeur à l'artiste scénariste de mettre en avant le travail de recherche déployé, en lien étroit avec un spécialiste des chemins de fer, donnant lieu à la constitution d'une base importante de données numériques. Ce n'est qu'un aspect du large spectre de données numériques qu'implique la genèse de ce projet. Par ailleurs, sera ici posée la question sensible de la fidélité au texte original et des intersections possibles avec d'autres adaptations existantes, l'écran par exemple, que l'artiste a su tenir à l'écart afin de conférer à sa création un regard personnel, vierge de toute contamination. Enfin, pourra être évoquée la problématique plus technique mais passionnante du game design en rapport avec la création numérique de bandes dessinées et par le même biais, la question de la fragilités des données dans un environnement créatif numérique. 

• le projet d'une édition numérique enrichie d'un autre roman de Zola, L'Oeuvre, sous forme de site internet, répond à deux besoins principalement: rendre accessible le texte pour un public non initié (collégien, lycéen, FLE ou lecteur du dimanche) et réaliser un travail de balisage XML du texte et favoriser l'extraction de données pour un public initié (étudiant ou chercheur). Cette entreprise soulève de nombreuses questions, du côté de l'intérêt pédagogique comme de la production technique d'un site internet comme interface de l'oeuvre. Quel rôle joue l'esthétique du site, objet d'un véritable travail de réflexion du concepteur en amont, dans l'aide à l'apprentissage du lecteur non initié? L'ergonomie du site assure une utilisation simple et efficace des diverses ressources, le choix des ressources textuelles numérisées, à des fins pédagogiques, se veut le plus varié possible : paragraphe explicatif, carte interactive, frise chronologique, extraits de films ou représentation de tableaux, etc.. Enfin, la question de la production d'un site en XML puis en HTML relève d'un double enjeu : permettre, lors de la création du site, de coordonner les différentes pages avec une grande maniabilité, et, lors de l'exploitation du site, de fournir une base de données existante et accessible à tous.

• depuis 10 ans, le Centre d'étude sur Émile Zola et le naturalisme a entrepris un vaste projet de numérisation et de mise en ligne des archives zoliennes (manuscrits, textes imprimés, iconographie, correspondance, etc.). Dans le même temps, les technologies ont constamment évolué et un des enjeux de l'équipe a été de s'approprier ces outils numériques afin d'offrir à la communauté des chercheurs un corpus large dont la question serait de savoir en quoi cela a pu modifier l'approche scientifique de l'oeuvre de Zola. Plusieurs questions émergent de ce projet: Comment le numérique a-t-il ainsi modifié les pratiques de recherche dans l'étude d'un auteur classique? Est-ce que ces pratiques ont favorisé ou non la recherche collaborative ? Quels en sont les éventuels écueils ? Mais on pourrait également réfléchir aux apports du numérique dans le cadre des études génétiques et notamment de la génétique éditoriale avec l'édition, du roman Nana sur Variance (Université de Lausanne), outil de comparaison de textes imprimés permettant de comparer différentes éditions afin de mettre en évidence et d'analyser les variantes, entre la parution en feuilleton et la première édition.

Quelques questions ouvertes à la salle: 

• Comment les différents acteurs cartographient-ils le domaine des données textuelles (para-, méta-, hyper-, inter-) de l'univers romanesque zolien, dans la perspective plus large d'une ingénierie pédagogique (Musial, Tricot, 2020)? Comment des projets de transposition et de numérisation distincts arrivent-ils à faire corps commun, en commençant, tout d'abord par faire connaissance?

• Quelles motivations communes inervent ces projets, décidés à manifester une action de type magique sur le livre, via les instruments spécifiques à leurs disciplines respectives? Comment ces adaptations et numérisations parviennent-elles à dynamiser l'acte de lecture littéraire dans un double sens: la motiver et motiver à travers d'elle: « is considered motivated someone who is energized or activated toward an end » (Ryan et Deci, 2000: 54)?

• Déstructurant et émiettant l'original, l'infrastructure des nouveaux médias choisis, décontextualisent le plus souvent les données génétiques et textuelles. Qu'en est il donc de la fidélité à l'original et du respect pour son intégralité dans la perspective d'une narratologie transmédiale (Baroni...) ? Dans quelle mesure sommes-nous en droit de proposer ces (dé)lires aux actuelles et futures générations de lecteurs qui se pencheront sur notre ouvrage?

• Quelles lectures de Zola apparaissent aujourd'hui comme légitimes aux yeux du public, des institutions? Peut-on parler de lectures plus ergonomiques, axées sur la visualisation des données numériques grâce à de nouvelles médialités et interfaces? Pour quels usages, en direction de quel public? Dans une perspective de l'esthétique de la réception située du côté du lecteur (Baroni...), comment la scénarisation des données numériques génère-t-elle le pouvoir de la fiction via les trois émotions narratives fondamentales: la surprise, le suspense et la curiosité (Jouve, 2019: 23)? 

Bibliographie sélective: 

Baroni, R. (2017). « Pour une narratologie transmédiale », Poétique, 2017/2 (n° 182), p. 155-175. Url: https://www.cairn-int.info/revue-poetique-2017-2-page-155.htm

Baroni, R. (2007). La Tension narrative – suspense, curiosité et surprise. Paris: Le Seuil.

Biagioli, N. (2014). « Didactique(s): un singulier-pluriel. Réaction aux points de vue développés », in Education et didactique (en ligne), 8-1, 2014, URL: https://journals.openedition.org/educationdidactique/1870

Chevallard, Y. (2014). « Des didactiques des disciplines scolaires à la didactique comme science anthropologique », in Education et didactique (en ligne), 8-1, 2014, URL : https://journals.openedition.org/educationdidactique/1863

De Biasi, P-M., Herschberg Pierrot, A. (2017). L'œuvre comme processus. Paris: CNRS Edition. 

Débray, R. (2002). Introduction à la médiologie, Paris: PUF.

Galleron, I., Idmhand, F. (2019). « ‘Réutilisabilité' » : L'utilisateur dans l'édition électronique », in Humanistica, numéro 1, URL: https://revues.univ-lyon3.fr/humanites-numeriques/

Jouve.V. (2019). Les pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on tant les livres?. Paris: Armand Colin

Lamri, J. (2018). Les compétences du 21e siècle. Comment faire la différence? Créativité, Communication, Esprit Critique, Coopération. Malakoff: Dunod. 

Louichon, B. (2015). « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation », in Tréma, 43, [en ligne] : https://journals.openedition.org/trema/3285

Lebrun, M. (2015). Lire des textes littéraires à l'ère des humanités numériques. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 1. Url:  https://doi.org/10.7202/1047789ar

Merzeau, L. (2000). Introduction à la médiologie. Paris: Presses Universitaires de France.

Moretti, F. (2016). « Introduction. La littérature, à sa mesure ». In La littérature au laboratoire, édité par Franco Moretti, 7-18. Paris : Les éditions d'Ithaque.

Musial, M. et Tricot, A. (2020). Précis d'ingénierie pédagogique. Louvain : De Boeck Supérieur. 

Ryan, R., Deci, E. (2000). « Intrinsic and Extrinsic Motivations: Classic Definitions and New Directions », Contemporary Educational Psychology, 25, 54-67. URL : http://selfdeterminationtheory.org/SDT/documents/2000_RyanDeci_IntExtDefs.pdf .

Sartre, J.-P. (1948). Qu'est-ce que la littérature?. Paris: Gallimard.

Schuwey, C. (2019). Interfaces. L'apport des humanités numériques à la littérature. Suisse: éd. Livreo-Alphil.