Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
Éditer pour donner prise, éditer pour rendre visible : le projet Mythologia et l'étude des processus de constitution du savoir dans une mythographie de la Renaissance
Céline Bohnert  1, 2@  
1 : CRIMEL
Université de reims Champagne Ardennes
2 : Institut Universitaire de France
Ministère de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Ministère de l'Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

« [L]es penseurs de la Renaissance nous ont appris à mettre notre culture en perspective, à confronter nos coutumes et nos croyances avec celles d'autres temps et d'autres lieux. En un mot, ils ont créé les outils de ce qu'on pourrait appeler une technique du dépaysement. » (Lévi-Strauss, 2011)

Claude Lévi-Strauss définit ici un premier âge de l'humanisme, caractérisé par le recours aux textes et aux monuments, à défaut d'un lien direct avec l'altérité en rapport avec laquelle il s'élabore, l'Antiquité gréco-romaine. Aujourd'hui, au moment où l'humanisme de l'ère numérique cherche à se penser (Citton, 2010 ; Doueihi, 2011) et où il tend parfois à se définir par ses outils, les « techniques du dépaysement » élaborées par les savants de la Renaissance trouvent une actualité renouvelée. Pour autant, le lecteur contemporain s'y confronte aussi à une étrangeté accrue, tant leurs fondements épistémologiques diffèrent des nôtres.

Le projet Mythologia entend observer ces « techniques du dépaysement » et les gestes intellectuels qui les fondent à travers l'édition d'une encyclopédie sur les croyances et les rites antiques, la Mythologie de Natale Conti. Empruntant aux autres mythographes renaissants, Conti expérimente simultanément des approches très différentes des corpus antiques, de l'élucidation philologique à une posture exégétique beaucoup plus marquée, voire à une forme de proto-anthropologie. Il déploie pour cela une forme de collectionnisme effréné propre à l'âge humaniste : en expérimentant différents modes d'organisation des textes et des images qui visaient à rendre compte de la totalité des connaissances, les érudits européens promouvaient le geste de la compilation comme une véritable méthode de production du sens.

Dans ce programme, l'édition de la Mythologie intervient à la fois comme préalable à l'étude, comme outil permettant la recherche et comme lieu de publication des résultats au fur et à mesure des étapes du projet – un lieu ouvert à de nouvelles manipulations pouvant confirmer, élargir ou tester à la fois les présupposés et les résultats présentés par l'équipe. C'est cette place spécifique de l'édition numérique dans un processus de recherche dont cette communication rendra compte : le geste éditorial est ici l'un des moments et l'un des moyens privilégiés de la recherche. Cette articulation entre exploration et édition est liée à la nature de l'objet de recherche : non un texte qu'il s'agirait de documenter, dans la tradition des éditions philologiques, mais des processus qu'il s'agit de rendre visibles. Ces processus sont de trois ordres.

- Il s'agit d'abord de variance : la Mythologie est un texte en mutation, qui, par là même, interroge les notions d'œuvre et de texte ainsi que les régimes et les frontières de l'autorité/auctoralité. L'édition rassemble donc quatre états significatifs du texte, deux états latins (Venise 1567 et Francfort 1581) et deux états français (Lyon 1612 et Paris 1627). Le pas de côté permis par l'édition numérique consiste dans l'étude de la constitution d'une constellation textuelle, plutôt que dans le recensement de variantes, notion qui suppose la prééminence d'un texte de référence sur d'autres versions considérées comme secondaires, préparatoires ou fautives.

- Le site Mythologia entend aussi faire voir les dynamiques qui président à la constitution du corpus. L'objectif de l'approche génétique est ici d'entrer dans l'atelier du mythographe afin de saisir sa façon d'agencer les savoirs et de dégager les modèles herméneutiques sous-jacents : entrer dans le laboratoire de Conti suppose de reconstituer, autant que possible, sa bibliothèque. Au-delà d'une étude des gestes intellectuels (Unsworth Scholarly Primitives, 2000), l'enquête vise à expliciter les catégories de pensée qui président au regroupement des citations dans ces textes-centons.

- Enfin se pose la question des usages, de l'influence et de la circulation du texte. La démarche apparemment « bricoleuse » de Conti met en lumière le désir d'Antiquité de ses lecteurs ainsi que les mécanismes de légitimation du savoir. De même que les transformations du texte, l'étude de son succès, des stratégies de Conti et de ses éditeurs, traducteurs, illustrateurs et commentateurs, et de ses modes de diffusion doit contribuer à éclairer les processus instituants de l'Europe pré-moderne, qu'il faudra pister et intégrer sur le site.

Tenant compte conjointement de la vie propre du corpus et de ses variances, de son lien génétique avec un ensemble de corpus antérieurs et de ses usages, l'édition vise bien à donner prise sur l'objet et à faire voir une série de processus intellectuels et culturels qui président à une fabrique collective de l'Antiquité : elle est l'adjuvant et le moyen de la recherche en même temps qu'elle constitue un livrable en soi et une partie des résultats du projet.

 

 


Personnes connectées : 1 Vie privée
Chargement...