Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
La routine et le style. Exploration outillée des formules d'ouverture et de clôture dans des correspondances peu-lettrées de la Première Guerre mondiale
Agnès Steuckardt  1@  , Sybille Große  2, *@  , Beatrice Dal Bo  3, *@  , Lena Sowada  2, *@  
1 : PRAXILING UMR5267  (Praxiling)  -  Site web
CNRS : UMR5267, Université Paul Valéry - Montpellier III
Université Paul-Valéry - 17, rue Abbé de l'Épée - 34090 Montpellier -  France
2 : Université de Heidelberg  -  Site web
Universität Heidelberg Romanisches Seminar Seminarstr. 3 69117 Heidelberg -  Allemagne
3 : LPL UMR 7309
Aix-Marseille Université - AMU
* : Auteur correspondant

L'exploration outillée des corpus, par l'extraction de concordances, de segments répétés, de cooccurrences, met en évidence les régularités textuelles. Comme en témoignent par exemple les analyses des rapports professionnels (Née, Sitri, Veniard, 2014) ou des discours de vœux (Leblanc, 2016), cette approche se révèle particulièrement pertinente pour l'étude de genres fortement codifiés : plus le corpus étudié présente de passages obligés, plus leur mise en série éclaire à la fois sur les régularités caractéristiques du genre et sur les spécificités stylistiques de chaque auteur. Qu'en est-il du genre épistolaire ? En tension entre convention et liberté d'écriture, la lettre est un poste d'observation de la dialectique entre le formulaire et le singulier.

Notre proposition centrera l'attention sur les moments les plus codifiés de la lettre : les formules d'ouverture et de clôture, que nous étudierons dans des lettres de familles peu-lettrées, écrites pendant la Première Guerre mondiale. Notre corpus (690.662 tokens) est composé de 2378 lettres et cartes postales dont les auteurs, issus de différentes régions françaises, se caractérisent par un niveau d'instruction élémentaire. Transcrit selon les standards de la TEI, il est interrogeable par le logiciel TXM. L'encodage des « opener » et « closer » en tant que séquences textuelles est prévu par la TEI, ce qui en facilite l'extraction ; l'utilisation d'expressions régulières dans les requêtes permet d'en identifier les patrons lexico-syntaxiques.

Que nous apprend l'exploration outillée des débuts et fins de lettre sur les formules épistolaires et sur le rapport qu'entretient avec elles le sujet d'écriture ? Peut-on confirmer l'hypothèse selon laquelle il y aurait « une grande variation dans les formules de début et plutôt une grande stabilité dans les formules de fin » (Walter, 2018 : 13) ? Laissent-elles s'exprimer un « style », comme l'avance Chantal Wionet, notant que « l'idée de littérature peut s'en trouver troublée » (2015 : 191) ? Après avoir situé notre approche des phénomènes de récurrence discursive, nous décrirons les routines épistolaires attestées par notre corpus et proposerons d'aborder les variations qu'introduisent certains épistoliers comme des modulations stylistiques.

1. Appréhender la récurrence discursive

Les disciplines qui s'occupent de langage s'intéressent depuis longtemps aux phénomènes de récurrence discursive et en proposent différentes catégorisations : topos des rhétoriciens, leitmotiv des stylisticiens, devenu motif, et repris par la linguistique de corpus (Ganascia, 2001 ; Quiniou et alii, 2012), rituel et routine en analyse conversationnelle (Goffman, 1967 ; Coulmas, 1981) repris par l'analyse du discours (Gülich, 1997 ; Née, Sitri, Veniard, 2014), traditions discursives dans une perspective diachronique (Schlieben-Lange, 1983), patrons discursifs en grammaire des constructions (Östman 2005 ; Meier, 2020), ou encore phraséologie des lexicologues (Mel'cuk, 1998). Chacune de ces catégorisations, ancrée dans une approche spécifique, saisit des objets linguistiques sensiblement différents, du schéma argumentatif à la locution figée.

Nous plaçant dans une perspective d'analyse du discours, nous envisageons les récurrences des débuts et fins de lettre comme des unités discursives qui accomplissent des actes de langage et comme des séquences linguistiques qui présentent des similarités lexicales et syntaxiques. Les études sur les correspondances peu-lettrées les ont abordées par le terme de formule, dans une approche ethnologique à la recherche de modèles « préécrits » (Bruneton-Governatori, Moreux, 1997 : 82) ou textuelle, les décrivant comme des formules structurantes du texte (text-structure formulae) (Rutten, van der Wal, 2014 : 82). Le terme de rituel permet de prendre en considération la dimension interactionnelle et sociale de la lettre ; celui de routine, tout en conservant l'ancrage dans une praxis sociale, met en avant la récurrence linguistique : « Une routine discursive consiste en la mise en relation de séquences linguistiques récurrentes, partiellement figées (i. e. les patrons), avec des déterminations discursives et des fonctions textuelles propres à un genre ou une sphère d'activité » (Née, Sitri, Veniard, 2014 : 2119). À la croisée des approches interactionnelle, discursive, outillée, le terme de routine nous permettra ici d'appréhender les débuts et fins de lettre, à la fois en tant que réalisation linguistique à décrire, mais aussi – parce que routine renvoie aux processus à l'œuvre dans l'acte d'écriture – en tant que préconstruit linguistique que le scripteur s'approprie (Große, Sowada, 2020).

2. Routines épistolaires

On a identifié dans deux études antérieures les combinatoires récurrentes des ouvertures (Große et alii, 2016 : 3) et des clôtures (Steuckardt et alii, 2020 : 113).

2.1 Ouverture

Les formules d'ouverture s'inscrivent dans le schéma :

lieu / date / adresse / formule d'ouverture subjective.

Plus de la moitié des lettres comportent le lieu de la rédaction, et la quasi-totalité la date et l'adresse. Afin de produire la formule d'adresse, les scripteurs disposent d'éléments linguistiques qu'ils agencent de façon variée : le déterminant possessif de 1ère personne, des adverbes comme très, bien ; des adjectifs tels que cher, petit, aimé, adoré ; des noms communs qui explicitent la relation des deux épistoliers (mari/femme, époux/épouse, etc.) ou le nom propre du destinataire. Citons quelques patrons syntaxiques attestés :

- déterminant possessif + adv. + adj. + nom de relation + adj. :

(1) Ma chére Pette Fémme cherie (Paul, 13/02/1916)

(2) Ma chère petite femme aimèe (Félicien, 15/07/1917)

 

- adv. + adj. + nom de relation (+ nom propre) :

(3) Bien chère Epouse (Pierre, 05/09/1914)

(4) Bien chèr sœur Marie (Joseph Antoine, 27/03/1915)

 

- déterminant possessif + adv. + adj. + nom propre :

(5) Ma tres chère Marie (Pierre, 13/10/1914)

(6) Mon tres chèr Piérriliou (Marie, 28/11/1914)

Parfois, un effet de cumul peut être observé : Mon tres chér bien aimé petit mari (Marie, 25/12/1914).

La formule subjective qui suit l'adresse est moins figée, même si l'on trouve aussi certaines structures récurrentes, comme par exemple C'est avec [dét./adv./adj.] plaisir que... qui sert à accuser réception de correspondance ou se réfère à l'acte de répondre. La structure se retrouve dans les textes de différents scripteurs de nos corpus (194 occurrences), par exemple :

(7) Mes Chers Parents.

C'est avec le plus grand plaisir que je fais réponse à votre honorée du 3 écoulé (Joseph, 25/03/1917)

(8) Biens chers Parents,

C'est avec grand plaisir que j'ai reçu votre lettre du 16 Cnt qui (Paul, 19/02/1915)

2.2 Clôture

La partie de la clôture se caractérise essentiellement par une forme de salutation et de signature. Presqu'un tiers des lettres présentent le patron syntaxique :

Reçois + SN apostrophe + SN cod + SP + signature.

 

qui comporte souvent une subordonnée relative avant la signature (10) ou qui est introduit par une autre structure formulaire En attendant le plaisir de (11) :

 

(9) Reçoit ma bien chère femme les plus tendre amitiés de ton cher mari Arcis. F. (Félicien, 22/08/1914)

(10) Recois mon bien aimé mari de bons baisers de plain de tendresse da ta petite femme qui t'aime et pense sans cesse à toi pour la vie V. Arcis (Victoria, 08/12/1915).

(11) En attendant le plaisir de vous voir Reçevez Biens chers Parents un grand et tendre Baiser de votre fils qui vous aime pour la vie (Paul) (Paul, 21/09/1914)

 

On relève une certaine variété lexicale dans les éléments qui constituent les syntagmes apparaissant dans ce patron : par exemple, comme SN en fonction d'objet direct, on trouve les plus douces caresses, mille baisers, ma sincère affection, mes plus gros baisers, etc. La subordonnée relative permet une appropriation :

(12) reçoit ma petite femme les plus douces carresses et les plus tendres amitiés de ton mari qui met deux gros baiser sur la lettre. Arcis. F (Félicien, 04/10/1914)

(13) Reçois mon bien cher mari mes baisers les plus affectueux et mes amitié bien sinceres ta petite femme qui t'envoie un 420 de gros mimis et au petit Félicien pour la vie V. Arcis (Victoria, 18/09/1916)

La clôture de la lettre semble également être un lieu privilégié pour l'expression des sentiments. Juste avant ou après la signature, les scripteurs peuvent ajouter une dernière pensée, un dernier message d'affection pour leur conjoint :

(14) Recois mon bien aime mari de gros baisers de ta petite femme qui t'aime et t'envoie un 75 de bons mimis un gros mimi au petit Félicien sa petite Victoria voudrai bien le voir. pour la vie V. Arcis (Victoria, 30/09/1916).

(15) Recois ma bien aimèe petite femme de bons baisers affectueux ton petit mari qui t'aime et t'embrasse de tout coeur pour la vie. F Arcis le petit Félicien envoit ses meilleurs mimis à la petite Victoria et qu'il n'ai pas du souci il est toujours bien sage (Félicien, 26/05/1916)

Malgré la prégnance de l'amorce par reçois, la créativité individuelle des scripteurs trouve ainsi, dans cette partie finale, une place qui paraît plus grande qu'au début de la lettre.

3. Modulations stylistiques

Peut-on parler de « style » pour caractériser les formules des scripteurs peu-lettrés ? Par définition, les peu-lettrés ne maîtrisent pas complètement les normes linguistiques de l'écrit. Pour autant, leur écriture est-elle dépourvue de choix, manifestant une singularité, une sensibilité, voire une recherche d'expressivité ? On propose de ne pas considérer a priori la non-conformité aux standards de l'écrit normé comme un obstacle dirimant au style. Cependant le caractère stéréotypé des formules n'est-il pas en contraction avec la notion même de style ? Ce ne sera pas ici dans la perspective d'une description du genre, ni d'une évaluation d'après les canons de la tradition littéraire ou discursive que nous appréhendons le style, mais en tant que manière de s'exprimer propre à un individu. L'extraction des concordances, si elle met en évidence les routines relevées en deuxième partie, permet aussi le repérage de modulations, et la « récurrence de l'apparition de ces écarts » (Philippe, 2005 : 77).

On en prendra illustration dans une modulation apportée à la formule d'ouverture, pourtant fortement routinisée. Un des patrons de formule subjective, qui suit l'adresse, se présente sous la forme : Me/Nous + voici/voilà (54 occurrences). Son plus grand utilisateur, Jules Ramier, le mobilise à deux moments de sa correspondance. Il écrit d'abord :

(16) « Ma chère Bien aimee Léonie Me voila de nouveau à toi pour te causer un peu sur ma santée laquelle est toujours parfaite » (18/01/1915).

Trois lettres de janvier et février reprennent à l'identique le patron

Me voilà de nouveau à toi pour + te + infinitif,

à toi fonctionne comme un attribut, apportant une prédication sur le pronom me. Le propos est de signifier l'entière disponibilité du destinateur au destinataire. Deux ans plus tard, Jules reprend l'amorce Me voilà, mais dans une construction plus surprenante :

(17) « Bien Chère Epouse Me voila un petit moment de silence pour te tracer quelle que ligne » (20/10/1917).

L'attribut à toi a disparu, comme si Jules choisissait d'en faire l'ellipse, la deuxième personne étant peut-être suffisamment instanciée par le pronom te. Il en résulte une incertitude sur l'interprétation syntaxique de l'énoncé. Il semble que me voilà forme un bloc présentatif équivalent à voilà. La prédication devient : voilà un petit moment de silence. Au tour figé signifiant la disponibilité au destinataire se substitue une notation plus personnelle, motivée par la situation du soldat, pris dans le vacarme de la guerre. Comme l'enquête textométrique permet de le montrer, l'évocation du bruit est récurrente chez Jules, qui décrit par exemple :

(18) « on se dirait toujours au 14 juillet les obus qui tonnent, les fusées qui éclairent le terrain les bombes qui éclatent » (26/02/1915).

La modulation qu'il donne à la formule apparaît ainsi révélatrice de sa sensibilité propre.

En dégageant, grâce à une exploration outillée du corpus, les récurrences textuelles, on a pu identifier les routines épistolaires à l'œuvre chez les scripteurs peu-lettrés et en démontrer la prégnance, particulièrement au moment de commencer la lettre. Si l'analyse outillée permet ainsi de démontrer l'existence de préconstruits discursifs, caractéristiques du genre épistolaire, elle met cependant aussi en évidence, par les variations qu'elle dévoile, la capacité des scripteurs à sortir de la routine et à tracer leur cheminement singulier dans l'écriture.

 

Références bibliographiques

Bruneton-Governatori, Ariane, Moreux, Bernard, 1997. « Un modèle épistolaire populaire », Daniel Fabre (dir.), Par écrit. Ethnologie des pratiques d'écriture quotidiennes, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 79-103.

Coulmas, Florian (ed.), 1981. Conversational routine: Explorations in standardized communication situations and prepatterned speech. The Hague, Mouton.

Ganascia, Jean-Gabriel, 2001. « Extraction automatique de motifs syntaxiques », Actes de TALN 2001, Tours, 2-5 juillet 2001.

Goffman, Erving, 1967. Interaction Ritual, Londres, Cox and Wyman.

Große, Sybille, Sowada, Lena, 2020. « Socialisation écrite et rédaction épistolaire de scripteurs moins expérimentés – lettres des soldats de la Grande Guerre », Romanistisches Jahrbuch 71, 82-129. DOI 10.1515/roja-2020-0003.

Große, Sybille, Steuckardt, Agnès, Sowada, Lena, Dal Bo, Beatrice, 2016. « Du rituel à l'individuel dans les correspondances peu lettrées de la Grande Guerre », F. Neveu et alii (éds), Actes du 4e Congrès mondial de linguistique française, EPD Sciences, 1-15. DOI 10.1051/shsconf/20162706008.

Gülich, Elisabeth, 1997. « Routineformeln und Formulierungsroutinen. Ein Beitrag zur Beschreibung formelhafter Texte », R. Wimmer (éd.), Wortbildung und Phraseologie. Studien zur deutschen Sprache. Vol 9, Tübingen, Narr, 131-176.

Leblanc, Jean-Marc, 2016. Analyses lexicométriques des vœux présidentiels‪, Londres, ISTE éditions.

Meier, Kerstin, 2020. Semantische und diskurstraditionelle Komplexität. Linguistische Interpretationen zur französischen Kurzprosa, Berlin/Boston, de Gruyter.

Mel'cuk, Igor, 1998. « Collocations and lexical functions », A. Cowie (éd.), Phraseology. Theory, Analyses, and Applications, Oxford, Oxford University Press, 23-53.

Née, Émilie, Sitri, Frédérique, Vienard, Marie, 2014. « Pour une approche des routines discursives dans les écrits professionnels », F. Neveu et alii. (éds), Actes du CMLF 2014 – 4e Congrès mondial de linguistique française EDP Sciences, 2113-2124).

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Philippe, Gilles, 2006. « Traitement stylistique et traitement idiolectal des singularités langagières », Cahiers de praxématique, 44, 77-92.

Quiniou, Solen, Cellier, Peguy, Charnois, Thierry, Legallois, Dominique, 2012. « Fouille de données pour la stylistique : cas des motifs séquentiels émergents », Proceedings of the 11th International Conference on the Statistical Analysis of Textual Data, Liege, 821-833.

Rutten, Gijsbert, van der Wal, Marijke J., 2014. Letters as Loot. A sociolinguistic approach to seventeenth- and eighteenth- century Dutch. Amsterdam / Philadelphia, Benjamins.

Schlieben-Lange, Brigitte, 1983. Traditionen des Sprechens, Stuttgart, Kohlhammer.

Steuckardt, Agnès, Große, Sybille, Dal Bo, Beatrice, Sowada, Lena, 2020. « Le rituel et l'individuel dans les pratiques d'écriture : l'exemple de la clôture dans des correspondances peu lettrées de la Grande Guerre », W. Remyssen, S. Tailleur (éds), L'individu et sa langue, Laval, Presses de l'Université de Laval, 103-126.

Walter, Richard, 2018. L'édition numérique de correspondances. Guide méthodologique, https://cahier.hypotheses.org/guide-correspondance.

Wionet, Chantal, 2015. « Styles de l'écrit intime », A. Steuckardt (dir.), Entre village et tranchées. L'écriture de Poilus ordinaires, Uzès, Inclinaison, 181-191.


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