Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
JMG Le Clézio et les genres littéraires - Etude textométrique d'un corpus littéraire
Margareta Kastberg Sjöblom  1@  
1 : Edition, Littératures, Langages, Informatique, Arts, Didactique, Discours
Université de Franche-Comté

La notion de genre reste encore aujourd'hui l'institution première du code littéraire, bien qu'elle ait souvent été discutée et remise en question. Certains théoriciens la considèrent avec réserve, affirmant que chaque genre littéraire en englobe plusieurs, et les hésitations terminologiques manifestent ce caractère « d'appartenance multiple et emboîtante » de tout écrit littéraire. En effet, la codification des genres n'est pas chose aisée et les catégories ne sont pas stabilisées. Le système traditionnel propose – ou nous impose – selon le code générique institutionnel, certaines classifications reconnues : romans, nouvelles, essais, etc.

Pourtant des études ont montré que les genres existent, et qu'il serait inconcevable sur le plan purement linguistique de nier l'existence de différentes typologies de textes. L'analyse textométrique valide cette idée, l'opposition générique est extrêmement claire et permet de définir des caractéristiques génériques en s'appuyant, non sur des valeurs anthropologiques ou sociales, mais sur les propriétés mêmes des textes.

Plusieurs écrivains français remettent en question ou refusent même le cloisonnement en genres, parlant d'une seule et unique écriture. Parmi ces auteurs certains ont une large production qui se décline en plusieurs genres littéraires. C'est le cas de l'œuvre de J.M.G. Le Clézio, un de plus grands écrivains contemporains à laquelle nous nous intéressons dans cet exposé.

Le présent exposé propose d'étudier les variations et les oppositions génériques, en s'appuyant sur un corpus informatisé et lemmatisé, et en exploitant les techniques quantitatives. L'œuvre de Le Clézio présente en effet une riche variété de textes qui se déclinent en différents genres. Bien qu'il évoque souvent une « écriture unique » affranchie des genres, déclare n'appartenir à aucun groupe et tente même de transgresser un système social établi, les différentes typologies de textes permettent d'observer dans ses écrits des variations à tous les niveaux.

L'opposition entre différentes typologies est en effet toujours présente et souvent même prépondérante dans les analyses statistiques. Les spécificités génériques dans les analyses de statistique lexicale est si forte qu'elle empêcherait même de fonder de grands espoirs sur les méthodes quantitatives pour attribuer un texte à un écrivain plutôt qu'à un autre. Un excellent exemple de la force de ce clivage générique est celui de certaines tragédies de Molière que l'on a attribuées à Corneille (Brunet, 2000).

Ces variations déjà bien documentées, sont-elles observables également à l'intérieur d'un corpus ou dans l'œuvre d'un seul écrivain ? Comment évoluent-elles ?

Le Clézio s'est lui-même intéressé à tout le processus de la création littéraire et il affirme un refus de certains normes en érigeant ce refus en contestation sociale. Accepter les conventions du roman, ou de tout autre type d'écriture présentait, pour l'écrivain, surtout au début de sa création, le risque de s'enfermer dans un système sociopolitique, dans un cloisonnement conventionnel des genres qui le dérangeait profondément. Tout au long de sa production littéraire, Le Clézio a en effet tenté des expériences en transgressant les catégories et les genres, notamment celui du roman.

«Tout ce qu'a écrit Le Clézio, remarque Michelle Labbé (Labbé : 1999), du moins jusqu'à Désert, contient le roman de sa lutte contre le roman, sa quête de l'écriture, la grande histoire d'amour de l'œuvre ». Il ne propose pas de théorie structurée sur la création romanesque ni de critique de forme sur le roman dit « traditionnel », comme ont pu le faire ses contemporains N. Sarraute, A. Robbe-Grillet, J. Ricardou ou Ph. Sollers, mais plutôt des réflexions fréquentes, récurrentes et dispersées.

On trouve en effet ces réflexions sur la littérature dans toute l'œuvre leclézienne, aussi bien dans les articles et les essais que dans les préfaces, les nouvelles, les romans et même les épigraphes aux chapitres de romans.

L'œuvre de JMG Le Clézio est riche et s'étend sur presque soixante ans. Notre corpus informatisé et numérisé est constitué tout d'abord des six premières œuvres, classées, par leur style particulier et innovant, comme appartenant à l'École du « nouveau roman » : Le procès-verbal, La fièvre, Le déluge, Le livre des fuites, La guerre et Voyages de l'autre côté. Les neuf romans qui suivent cette période, considérés par les critiques comme plus « traditionnels », sont les suivants : Désert, Le chercheur d'or, Voyage à Rodrigues (écrit sous forme de journal personnel), Angoli Mala, Onitsha, Etoile errante, La quarantaine, Poisson d'or et Hasard. Mydriase et Vers les icebergs sont difficiles à classer dans un genre précis, ce sont plutôt des récits poétiques. Le corpus inclut ensuite les recueils de nouvelles : Mondo et autres histoires, La ronde et autres faits divers et Printemps et autres saisons. Les essais littéraires sont de différentes époques. L'extase matérielle et L'inconnu sur la terre traitent de thèmes généraux tandis que Trois villes saintes et Le rêve mexicain ou la pensée interrompue s'intéressent exclusivement à la culture amérindienne. Celle-ci constitue également le principal sujet des ouvrages à vocation ethnologique, Les prophéties du Chilam Balam et La fête chantée, tandis que Sirandanes s'intéresse à la culture de l'île Maurice. Sont inclus en outre dans le corpus deux livres pour enfants : Voyage au pays des arbres et Pawana ; la biographie Diego et Frida, et le récit de voyage Gens des nuages.

Notre corpus contient plus de deux millions occurrences et plus de cinquante mille lemmes pour trente-et-une œuvres. Il a été numérisé et traité par le logiciel Hyperbase, version 10. Le traitement textométrique automatisé ouvre la voie à des interprétations et à des études différentes du corpus, basées sur des données statistiques qui permettent une analyse contrôlée et systématisée.

L'analyse du corpus montre ici que le lexique, la morphosyntaxe, la structure et le rythme de récit varient avec les genres. Les oppositions génériques sont tout d'abord observables dans la structure du vocabulaire et dans son évolution ; c'est l'étude de la richesse lexicale, de la diversité du vocabulaire, de l'accroissement lexical ainsi que des hapax qui permet de tirer des conclusions sur ce phénomène.

L'analyse de la structure lexicale du corpus permet en effet de constater le rôle primordial du genre littéraire. Les essais, les ouvrages ethnologiques et la biographie présentent une richesse lexicale avec une grande spécialisation du vocabulaire ainsi que des apports lexicaux importants dans notre corpus. La bipolarité de la structure confirmée par l'analyse statistique, avec un vocabulaire qui tend soit vers l'abondance soit vers le dépouillement, est le fidèle témoin du paradoxe de l'écriture leclézienne et oppose ainsi le sous-genre « nouveau roman » au genre « roman traditionnel ».

L'étude des parties du discours et de la syntaxe à travers une analyse « stylométrique », possible grâce aux versions lemmatisées et étiquetées du corpus, permet de relever aussi certains aspects morphologiques et syntaxiques qui différencient les types de textes.

Dans notre corpus, ce deuxième critère, morphologique, montre que la première période « nouveau roman » se démarque grammaticalement toujours du reste par son usage important du substantif et de l'adjectif, mais aussi par l'emploi de l'impératif et, paradoxalement pour une écriture expérimentale, par l'usage de formes temporelles très traditionnelles comme le passé simple. L'étude de temps verbaux et de l'usage très personnel qu'en fait Le Clézio permet de mieux cerner une technique qui consiste à donner au récit cette valeur universelle tant appréciée par ses lecteurs.

Une écriture qui change est une des caractéristiques fondamentales de notre corpus. En effet, il n'y a pas de « stabilisation » du style mais, au contraire, des écarts grandissants chez le Clézio. Toutefois, bien que les procédés morphosyntaxiques ne soient pas statiques, que les techniques d'expression changent, qu'elles évoluent et qu'elles soient constamment mises en question, c'est l'opposition générique qui reste prépondérante.

L'opposition générique opère aussi au niveau thématique. L'étude de la distance lexicale entre les différents livres du corpus ainsi que celle des spécificités lexicales, mettent en exergue les variations isotopiques, récurrentes dans ce corpus « multigénérique ». De la même façon que dans les analyses structurales et morphosyntaxiques, l'analyse des corrélats sémantiques et thématiques révèle aussi des caractéristiques de chaque typologie présente dans ce corpus et l'analyse factorielle montre que les mêmes orientations des textes se retrouvent aussi bien au niveau thématique.

En effet, le refus de genres est souvent une position idéaliste ou sociopolitique. Aussi, bien que Le Clézio refuse toute appartenance à un genre littéraire et que les critiques aient souvent souligné le mélange des genres dans un même ouvrage, nos analyses montrent que l'appartenance à un genre précis de chacun de ses livres est bien réelle.

Chaque genre littéraire a en fait son anatomie, sa physiologie et son fonctionnement, et cela transparaît très clairement dans les différents textes qui forment l'œuvre leclézienne.

 

 

Bibliographie

Adam J.-M. (2005) : Les textes types et prototypes : Récit, description, argumentation, explication et dialogue, 2005, Armand Colin, collection Fac. linguistique, Paris.

Brunet E. (2000) : « Peut-on mesurer la distance entre deux textes », in Rastier F. (éd.) Corpus littéraires – Recueil et numérisation, analyses assistées, didactique,) Paris 20-21 octobre 2000.

Kastberg Sjöblom M. (2006) : L'écriture de J.M.G. Le Clézio – Des mots aux thèmes, Honoré Champion, Paris.

Kastberg Sjöblom M., Leblanc J.-M. (2012) : « Extraction des isotopies d'un corpus textuel — analyse systématique des structures sémantiques et des cooccurrences, à travers différents logiciels textométriques », Ch. Cusimano (éd.), Texto! Textes & Cultures, Numéro XVII-3, 19 pages, http://www.revue-texto.net/docannexe/file/3059/texto_kastberg_leblanc.pdf.

Kastberg Sjöblom M. (2021) : « La textométrie au service de l'analyse comparative de discours de présidents africains », in M. Kastberg Sjöblom A. Barry, A. Chauvin-Vileno, (éds.) Actes du 6ème colloque du réseau discours d'Afrique « Nouvelles voix/voies des discours politiques en Afrique francophone, Besançon, Cahiers de la MSHE – Université de Franche-Comté, en cours de publication.

Labbé M. (1999) : Le Clézio, l'écart romanesque, L'Harmattan, Paris.

Malrieu D. & Rastier F. (2002) : « Genres et variations morphosyntaxiques », in Angel Martin Municio (éd.), Actas del segundo seminario de la escuela interlatina de altos estudios en lingüística aplicada, Matemáticas y tratamiento de corpus, San Millán de la Cogolla, 19-23 septiembre de 2000, Logroňo, Fundación San Millán de la Cogolla, p. 61-84.

Muller Ch. (1977) : Principes et méthodes de statistique lexicale, Hachette, Paris.

Rastier F. (2011) : La mesure et le grain. Sémantique de corpus, Champion, Paris.


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