Des corpus d'auteurs pour les humanités à leur exploitation numérique
7-10 juin 2021 Bordeaux (France)
Valorisation du fonds Bourget de l'ICP : une revalorisation d'un auteur grâce à son exposition numérique ?
Dominique Ancelet-Netter  1@  , Guillaume Boyer * @
1 : UR "Religion, culture et société"
Institut Catholique de Paris (ICP)
* : Auteur correspondant

L'Institut catholique de Paris a reçu en don un fonds exceptionnel de la part des héritiers de l'académicien Paul Bourget avec la bibliothèque personnelle et les écrits du for privé de l'écrivain mais avec une interdiction de publication par l'auteur. Cette alliance de ces deux ensembles est rarissime et représente un corpus d'auteur unique et une masse considérable de données. Deux questions se posent alors. Comment intégrer la bibliothèque dans une édition génétique de son œuvre représentée par ses brouillons et journaux (en croisant les envois et les traces de lectures dans les ouvrages avec les notes de lectures dans les journaux, agendas et autres notes préparatoires tout en les associant aux citations présentes dans son œuvre...) ? Comment organiser et structurer au mieux le data mining (fouille de données) sur ce grand gisement que constituent les écrits intimes du fonds Bourget avec par exemple la constitution d'un index des noms propres de personnes, de lieux ou d'institutions et des titres d'œuvres pour une future édition numérique ?

La bibliothèque de Fels de l'Institut catholique de Paris conserve les journaux intimes de Paul Bourget et de son épouse, sa bibliothèque, une partie de sa correspondance passive, et quelques manuscrits d'œuvres romanesques, journalistiques et dramatiques : il s'agit du fonds sur Bourget le plus considérable en France, avec celui de la Bibliothèque nationale de France. Ce fonds comprend onze volumes de journal, vingt-huit agendas et huit carnets de notes, tenus par Bourget de 1870 à 1933[1], et onze volumes de journal et vingt-et-un agendas tenus par sa femme Minnie (née Julia Louise Amélie David) de 1890 à 1926[2]. L'état du fonds présente cependant un angle mort. Sans explication, les années en 8 sont manquantes pour les agendas de Bourget entre 1906 et 1933, sauf l'année 1928, retrouvée récemment. La bibliothèque de Fels ne conserve en outre aucun cahier intime entre 1871 et 1878, interdisant l'accès à la période des premiers dîners ou cercles littéraires de l'académicien et des informations précieuses sur cette période d'histoire littéraire[3].

Tout ce que la fin-de-siècle compte d'écrivains et d'œuvres se retrouve dans la bibliothèque de Bourget. Elle contient plus de quatre-mille-trois cents volumes avec plus de mille envois recensés. Un troisième ensemble est plus hétéroclite. Il intègre pêle-mêle les lettres envoyées à Bourget par Huysmans, Ferdinand Brunetière, Edith Wharton et Juliette Adam[4], des factures et livres de comptes et les papiers libres glanés dans les exemplaires truffés de sa bibliothèque comme les divers brouillons et notes préparatoires[5]. Un rare croquis d'audience de Jean-Louis Forain en juillet 1914 lors du procès d'Henriette Caillaux où Bourget fut cité en témoin, a été aussi trouvé lors du récolement réalisé de la bibliothèque de l'auteur[6].

La valorisation de ce fonds est menée conjointement par une enseignante-chercheuse de la Faculté des Lettres de l'ICP et par le responsable du fonds patrimonial et ancien de la bibliothèque de Fels. Il s'inscrit dans le cadre du projet Universitas de l'UR « Religion, culture et société » de l'ICP, dans l'axe prévoyant une collaboration étroite entre bibliothèques et chercheurs à l'aune des humanités numériques. Le premier objectif a été patrimonial : conservation et sécurisation du fonds des journaux intimes et des agendas de l'académicien par une campagne de numérisation au total de près de 7 000 pages. Le deuxième objectif aurait dû être celui d'une édition critique génétique avec une transcription de ces textes. Mais deux obstacles se sont levés, l'un financier, l'autre juridique et éthique. Dans son testament, en date du 25 janvier 1935, Bourget a refusé toute publication de ses écrits intimes et de sa correspondance après sa mort. L'écrivain a dénoncé la « littérature d'autobiographie » et a même employé l'expression, à propos du Journal d'Amiel, de « maladie du journal intime[7] ». Même s'il peut apparaître paradoxal pour Bourget d'avoir alors légué à la postérité ses journaux intimes, il a été décidé de respecter la volonté de l'auteur, même en l'absence d'ayants droit identifiés, et d'employer des stratégies d'évitement de l'interdiction de la publication des écrits du for privé. Un autre ensemble du fonds Bourget pouvait être rendu public : sa bibliothèque et ses envois. Le récolement confié entre novembre 2019 et février 2020 à une stagiaire de l'École des bibliothécaires documentalistes (école associée à l'ICP) a permis de recenser l'ensemble des envois de la bibliothèque de Bourget dans ce double objectif patrimonial et scientifique. Les notices bibliographiques présentes dans le SUDOC seront ainsi enrichies de la transcription de ces envois. Une exposition virtuelle présente depuis avril 2020 quelques-uns de ces envois à Bourget, accompagnées de notices permettant une meilleure compréhension des liens de sociabilité littéraire de l'auteur[8]. Cette exposition en ligne, appelée à s'enrichir, est la première étape dans l'élaboration d'un site consacré à l'auteur dans le cadre de la bibliothèque numérique de l'ICP. Elle sera suivie par la mise en ligne, grâce un logiciel de littérométrie, de la cartographie de la galaxie des relations littéraires de Bourget grâce à ces envois identifiés et transcrits. Financés exclusivement sur fonds privés issus du mécénat, le projet « Fonds Bourget » de l'ICP se poursuivra aussi en collaboration avec l'EBD, par une mission prochaine confiée à une stagiaire afin d'établir, dans un projet documentaire, la bibliographie de et sur Bourget la plus exhaustive possible qui sera mise en ligne (avec des liens hypertextes quand ils seront possibles) sur ce futur site consacré à l'auteur. Un stagiaire en Master humanités numériques est en cours de recrutement pour une co-construction de ce site dédié avec un prestataire extérieur. Si la publication intégrale des manuscrits intimes n'est pas envisageable, alors le contournement, pour éviter les angles morts, consistera en une première description matérielle et technique des journaux et agendas intimes pour un versement dans Calames (Catalogue en ligne des archives et des manuscrits de l'enseignement supérieur), puis dans le futur site Bourget, de plus, en indexant les manuscrits intimes par mots-clefs afin de proposer des matériaux-sources pour les chercheurs. Les champs sont vastes : l'histoire littéraire (Bourget est un homme de réseaux et de salons littéraires), histoire des droites françaises (proximité avec Barrès et l'Action française), histoire de l'éducation, de la psychologie et de la pédagogie, mais aussi de la géographie (nombreuses descriptions de voyages, Europe, USA, Liban dans les manuscrits intimes) ou l'histoire du genre avec les journaux croisés Minnie David / Paul Bourget. Une consultation encadrée des manuscrits numérisés sera permise par la base de collationnement descriptive mise en ligne. Face à la quantité, la nature et la structure des données utilisées, le défi va être dans la détection et la sélection des mots-clefs pour chacun des manuscrits afin de se situer ultérieurement dans une co-construction collaborative en éditions critiques et en partenariat notamment pour des doctorants de tous les champs disciplinaires des sciences humaines et sociales. L'édition électronique de la correspondance passive pourra intervenir ultérieurement pour parfaire la mise à disposition du fonds Bourget de la bibliothèque de Fels de l'Institut catholique de Paris.

Avec pragmatisme et rigueur, et en collaboration avec des stagiaires étudiants en humanités numériques, nous souhaitons, dans le double objectif d'une conservation patrimoniale et d'une valorisation scientifique, permettre l'accessibilité à un corpus rare et riche en le faisant passer de l'ombre des sous-sols d'une bibliothèque universitaire à la lumière de l'exposition numérique pour un auteur qui s'est raréfié dans le champ des études littéraires. L'académicien Paul Bourget, en tant que poète, essayiste, critique, romancier, journaliste, dramaturge au carrefour des XIXe et XXe siècles, mérite mieux que le mépris et l'oubli dans lesquels il a été si longtemps confiné. 

 

[1] ICP, bibliothèque de Fels, Ms français 664/1 à 664/39

[2] ICP, bibliothèque de Fels, Ms français 665/1 à 664/32

[3] Michel Mansuy signale dans sa biographie des documents qui ne figurent pas dans le fonds, notamment un cahier daté de juillet 1884 à mars 1887 et des notes de voyages des années 1886-1889[3]. À noter aussi des caviardages et des découpes dans les journaux sans qu'il soit possible de déterminer s'ils sont le fait de Bourget ou de ses ayants droit.

[4] ICP, bibliothèque de Fels, Ms français 664/40. Quelques lettres ont fait l'objet d'une publication : Bénédicte Coste, « Two Unpublished Letters from Walter Pater to Paul Bourget », The Pater Newsletter, n° 61/62, printemps/automne 2012, p. 4-20 ; Virginia Ricard, « An Unknown Letter from Edith Wharton to Minnie Bourget », Edith Wharton Review, vol. 33, n° 2, 2017, p. 351-360 ; Pierre Brunel, André Guyaux, Huysmans, Cahier de l'Herne, 1985.

[5] S'y trouve notamment une copie manuscrite avec corrections et parties autographes de la pièce Le Tribun ainsi que des notes diverses ayant servi à la rédaction du roman La Duchesse bleue et des nouvelles, Un scrupule et L'Apostat. https://bibliotheques.icp.fr/rechercher/collections-patrimoniales/fonds-particuliers/fonds-paul-bourget

[6] Il figure Berthe Gueydan, première épouse de Joseph Caillaux, appelée elle aussi à la barre lors du procès. L'écrivain a d'ailleurs gardé par-devers lui, comme une relique, le numéro du Figaro daté du 16 mars 1914, jour de l'assassinat du directeur Gaston Calmette Cette identification est à mettre au crédit de Romain Larguier, chef magasinier à la bibliothèque de Fels.

[7] Paul Bourget, « La maladie du journal intime », Nouvelles pages de critique et de doctrine, t. II, Paris, Plon, 1922, p. 15-26.

[8] Cette exposition virtuelle est consultable dans la bibliothèque numérique de l'ICP https://bibliotheque-numerique.icp.fr/ via l'onglet « Expositions ».


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